Nathan regardait son journal sans le lire. A ses côtés, sa fiancée beurrait ses tartines du matin en piapiaillant sur leur futur mariage. Il pouvait voir la ligne de sa mâchoire s'abaisser et se relever au rythme du flot de ses paroles, mais aucun son ne lui parvenait. Ils étaient comme étouffés, repoussés, refoulés. Elle ne parlait plus que de ça, du matin au soir. Les invitations par-ci, et les fleurs par-là, blablabla, et Nathan est-ce que tu pourrais faire ceci, et Nathan est-ce que tu pourrais faire cela, Nathan ceci, Nathan cela, Nathan Nathan Nathan! Ca n'en finissait plus! Quand est-ce qu'elle allait arrêter de parler, quand est-ce qu'elle allait arrêter de le harceler, de l'oppresser! Il n'en voulait pas de ce mariage! Il n'en pouvait plus de vivre avec elle!
Alors il fuyait. Il reposait son journal qu'il n'avait pas lu et partait pour son travail, qu'il n'avait pas choisi. Il s'asseyait sur l'imposant siège en cuir qui autrefois avait appartenu à son père et regardait un à un les visages de ses cadres supérieurs se tourner vers lui, n'attendant qu'un signe pour commencer la réunion du jour, n'attendant qu'un signe pour animer leurs mâchoires et débiter des chiffres et des mots qui lui seraient incompréhensibles, inaccessibles. Leurs verbiages se transformaient en un fond sonore vrombissant et il ne voyait plus que ces bouches s'ouvrir et se fermer, le questionner, le solliciter, ces bouches qui formaient son prénom et qui l'appelaient, Nathan, Nathan, Nathan!
Alors il sentait l'oxygène lui manquer, alors il entendait sa propre voix hurler des tréfonds de son corps et son cœur battre contre son torse comme s'il était en cage et il savait qu'un jour il allait craquer. Il savait qu'un jour, il ne pourrait plus le supporter.
Nathan se leva. Il regarda sa montre et prit sa veste sans un mot, laissant ses cadres bouger leurs petites lèvres et prononcer des chiffres et des mots dont il n'avait que faire. Il descendit les dix étages de son immeuble de verre par les escaliers et héla un taxi, lui ordonnant de l'emmener à la Cité de la Musique. C'était là qu'il lui avait donné rendez-vous. C'était là qu'il allait le retrouver, ce jeune aveugle qu'il avait rencontré un jour par hasard en prenant le bus, alors qu'il avait filé à l'anglaise pour éviter son chauffeur et pour se donner une illusion de liberté, rien que pour un court instant. Ils s'étaient assis à côté et ils avaient discuté, sans arrière pensées. Ils avaient ri et ils avaient sympathisé. Depuis, Nathan ne pensait plus qu'à lui.
Il regarda de nouveau sa montre et se mit à tapoter des doigts sur la vitre. La circulation était dense et le taxi ralentit, jusqu'à devoir s'arrêter. La pluie se mit à tomber, transformant bientôt la ville en un tableau impressionniste et le temps continuait à défiler. Nathan se pencha en avant pour payer le chauffeur d'un gros billet et descendit sous l'ondée, slalomant entre les voitures immobiles jusqu'à atteindre l'arrêt de tramway le plus proche. Ses cheveux ruisselaient d'eau lorsqu'il entra dans le wagon bondé et il sentit chaque minute passer, chaque seconde qui le séparait de ses retrouvailles avec son bien aimé. Ses pas se firent allongés, presque précipités alors qu'il traversait la dernière allée, passait le dernier carrefour, franchissait la dernière porte qui le mènerait à sa destinée. Il avala les marches quatre à quatre et déboula trempé dans la salle de concert plongée dans l'obscurité.
Son cœur se mit à tambouriner. Il allait le manquer. Il n'allait pas le retrouver parmi la foule des spectateurs et il ne pourrait pas l'admirer, avec son visage fin et ses yeux bleus comme la mer qu'il ne montrait qu'à lui, d'ordinaire cachés derrière de vilaines lunettes noires pour ne pas offenser la sensibilité des gens du commun. Il allait le manquer et il ne pourrait pas voir son sourire qui illuminait sa vie et lui faisait oublier tout ce qu'il était et tout ce qu'il n'était pas. Il allait le manquer, et il allait de nouveau étouffer, enfermé dans cette existence sans son et sans sens dont il ne pouvait échapper.
Nathan s'assit sur une marche et posa son front dans ses deux mains liées. Une pluie de notes s'éleva depuis la scène tandis qu'un piano entamait Clair de Lune de Debussy et il sentit une larme couler sur chacune de ses joues. La musique pénétra lentement chaque pore de sa peau jusqu'à atteindre les profondeurs de son âme et il frissonna d'émotion, relevant les yeux juste au moment où les projecteurs illuminaient avec douceur le pianiste qui n'avait point besoin de lumière pour jouer.
Sa gorge se serra soudainement et il fixa un moment le jeune aveugle qui avait bouleversé sa vie. Il était là. Il l'avait trouvé. Il était là et il lui parlait comme personne ne pouvait lui parler. Savoir ce que les autres pouvaient faire et lui non... savoir ce que lui pouvait faire et les autres non... ce jeune homme avait une existence à l'envers des autres et il la sublimait par son talent.
Nathan ferma les yeux, et se laissa porter par la musique.
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I've never been wise
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